Constitution du Royaume-Uni : des origines à nos jours

 

Nature du droit au Moyen Âge

 

[Par. 1] On ne peut comprendre l’histoire du droit sans se poser au préalable la question de la nature du droit.

[Par. 2] Le droit est un principe d’organisation de la vie en société[i]. C’est une manière de régir, au moyen de règles, les activités des membres d’une société dans les rapports qu’ils entretiennent les uns avec les autres ainsi qu’avec les choses qu’ils s’approprient, en les informant de ce qu’ils doivent faire, de ce qu’ils ne doivent pas faire, et de ce qu’ils peuvent faire sans y être obligés.

[Par. 3] L’existence du droit est nécessaire au maintien de l’ordre et de la paix[ii]. En effet, vivre sans un droit générerait tant d’agitation et même d’anarchie que cela deviendrait vite impossible ; là où des êtres humains cohabitent, il y a donc nécessairement du droit. Parce que les hommes et les femmes ont toujours vécu de la sorte, au sein de groupes organisés, qu’il s’agisse d’une bande de nomades ou d’une nation entière occupant le territoire d’un État, il s’ensuit que l’existence du droit, au moins dans sa forme la plus rudimentaire, serait aussi ancienne que l’humanité[iii].

[Par. 4] Pour s’assurer que le droit soit respecté, les personnes qui ont la charge du gouvernement au sein d’une société peuvent employer la force pour obliger les récalcitrants. La force est ici entendue au sens de l’exercice d’une contrainte ou d’une menace de contrainte physique sur les personnes ou sur leurs biens. Il est vrai qu’on utilise parfois la force au mépris du droit, pour le violer. Mais on doit aussi l’utiliser pour veiller à son respect. Elle s’avère indispensable lorsqu’il y a transgression d’une règle impérative, que ce soit la violation d’une obligation civile ou encore la commission d’une infraction pénale. Parce que les hommes et les femmes sont des êtres faillibles, et qu’ils chercheront instinctivement à éviter les sanctions qui résultent de leurs transgressions, l’emploi de la force permet alors de s’assurer que les personnes fautives seront éventuellement sanctionnées, ainsi que de dissuader ceux qui seraient tentés de les imiter.

[Par. 5] Imaginons le contraire, soit un droit sans l’idée de force. Combien de délinquants compterait-on sur nos routes si aucun agent ne contrôlait les excès de vitesse par une amende et le retrait possible du permis de conduire ? Qui se soucierait de payer ses impôts si l’État n’obligeait pas les contribuables en les menaçant d’une pénalité et l’éventuelle saisie de leurs biens ? Comment pourrait-on décourager les criminels en puissance s’ils pouvaient commettre leurs méfaits sans aucune peur d’être arrêtés, jugés, puis incarcérés ? La force, on le voit, est une condition de l’existence du droit[iv].

[Par. 6] L’ordre juridique d’une société repose donc principalement sur la contrainte. Toutefois, quand l’ordre juridique s’habille du manteau de la démocratie, il acquiert la qualité d’être légitime. La légitimité est ici comprise comme la conformité avec un ordre idéal[v]. Celui-ci, en démocratie, correspond normalement à la volonté populaire. Pareille légitimité n’a rien à voir avec la légalité. Elle relève plutôt du domaine de la morale. Il n’empêche que la légitimité d’un ordre juridique est d’une grande importance. En effet, dans un État réellement démocratique, la plupart des citoyens obéissent au droit parce que celui-ci a été développé ou autorisé par leurs élus conformément à la constitution du pays, une constitution à laquelle les membres d’une société ont librement adhéré.

[Par. 7] L’idée de constitution se confond alors avec celle de contrat social, un concept imaginé dans la Grèce antique par Épicure (342-270 av. J.-C.)[vi], puis repris et popularisé par Thomas Hobbes (1588-1679), John Locke (1632-1704) et surtout Jean-Jacques Rousseau (1712-1778)[vii]. D’après Épicure, tout pouvoir politique prend sa source dans la volonté des hommes, du contrat social passé entre eux. En opposition à Épicure, Saint Paul (10-64) et à sa suite l’Église catholique ont avancé que les détenteurs du pouvoir politique recevaient plutôt leur mandat de Dieu[viii]. Saint Paul a été très utile aux empereurs et monarques européens pendant plusieurs siècles lorsqu’ils ont voulu assurer leur domination. Comme Dieu les avait placés sur leur trône, prétendaient-ils, leurs sujets n’avaient d’autre choix que d’obéir aux ordres donnés, sans les discuter[ix]. Il a fallu attendre les philosophes des Lumières, les Hobbes, Locke et Rousseau, pour décrédibiliser la thèse de l’Église et remettre à la mode la pensée épicurienne.

[Par. 8] Les Grecs de l’Antiquité étaient effectivement très en avance sur leur temps. À Athènes, à l’ombre du roc de l’Acropole, s’étend l’ancienne Agora. C’est là que les Athéniens se sont réuni une première fois en l’an 508 avant notre ère afin de promulguer une première constitution véritablement démocratique. Parce que chaque homme libre prenait part aux décisions de sa cité, tous la considéraient comme faisant partie de leur patrimoine. Ils étaient donc prêts à la défendre comme leur bien le plus précieux. Les libres citoyens d’Athènes, guidés par de valeureux généraux et hommes d’État, se sont naturellement unis pour triompher de leurs ennemis, même lorsque ceux-ci étaient bien supérieurs en nombre. Il est certain que les habitants de la cité auraient montré moins d’ardeur s’ils avaient vécu sous le joug d’un tyran.

[Par. 9] L’âge d’or d’Athènes, pendant laquelle elle a vécu sous une constitution démocratique, a duré jusqu’à la guerre du Péloponnèse, entre 431 et 404 avant l’ère chrétienne. L’idée de démocratie fut par la suite oubliée pendant plus de deux mille ans, jusqu’aux révolutions américaine et française.

[Par. 10] Cela n’a pas empêché les différentes sociétés qui se sont succédé de se donner chacune un droit et une constitution pour se gouverner. Certes, il ne s’agissait pas de constitutions démocratiques. Les règles de droit régissant ces sociétés n’étaient donc pas adoptées par le peuple ou par ses représentants. Il n’empêche que les personnes en autorités, principalement des rois et des princes, ont gouverné leur société respective en s’appuyant sur un droit, parfois découlant d’anciennes coutumes, parfois décrété par le monarque, seul ou avec le soutien de l’aristocratie du pays. Les détenteurs de l’autorité publique ont ensuite veillé à faire respecter le droit du pays, au besoin en faisant usage de la force. Que les règles en cause aient été considérées comme bonnes ou justes par la masse de la population importait peu ! Il lui fallait obéir. Car le droit ne doit pas être confondu avec quelque morale qui définirait le bon et le juste. Assurément, le droit d’une société, bien construit, devrait concourir à cet idéal, mais il n’est pas une condition de sa validité.

[Par. 11] L’application juste et honnête des règles de droit au Moyen Âge posait quelque difficulté. On le comprend lorsqu’on compare les royaumes d’alors avec les sociétés libres et démocratiques actuelles comme le sont le Canada, la France ou le Royaume-Uni.

[Par. 12] L’État moderne, mentionnons encore le Canada, la France ou le Royaume-Uni, demeure le principal garant de l’application de son droit. Une particularité de celui-ci est donc de pouvoir demander l’aide de ses représentants pour le faire observer. Les juges, membres de tribunaux, huissiers de justice, agents de services frontaliers, agents du fisc, agents de police et autres représentants de l’État peuvent alors avoir recours à la force ou l’exiger d’autrui en cas de besoin. Cette maîtrise de l’État sur l’emploi de la force légale suppose le respect des règles de droit par les autorités gouvernementales. Tout officier public, du chef de l’État au plus humble fonctionnaire, doit conséquemment exercer ses pouvoirs conformément à la loi et être tenu légalement responsable de ses actes au même titre que les autres citoyens.

[Par. 13] Supposons que ce ne serait plus le cas, supposons que le chef de l’État, celui même qui détient tous les leviers du pouvoir permettant l’emploi de la force, décide de ne plus respecter la règle de droit, et que les membres des forces armées et de police le suivent aveuglément. Il n’y a à peu près rien que le peuple désarmé pourrait lui opposer. On cesserait alors de vivre dans un État gouverné par le droit.

[Par. 14] Une constitution ne vaut guère plus que le papier sur lequel elle est écrite si les hommes et les femmes ayant la charge de l’État et les fonctionnaires qui les servent ne s’engagent pas à lui obéir avec honnêteté, s’ils ne respectent pas ce que l’on appelle, en common law, le principe constitutionnel de primauté du droit, la rule of law comme on dit en langue anglaise[x].

[Par. 15] Un Canadien, un Français ou un Anglais vivant aujourd’hui ne se poserait même pas cette question, tant il lui semble inimaginable que son président ou son Premier ministre, avec l’appui des forces de l’ordre, abuse ouvertement de ses pouvoirs ou refuse de se soumettre aux jugements des tribunaux dans le cas contraire.

[Par. 16] On ne pensait pas de même autrefois, comme dans l’Angleterre du XIe au XVIIe siècle. Ceux qui enfreignaient le droit étaient souvent les mêmes personnes qui devaient l’appliquer, les riches et les puissants, à commencer par le roi. À qui alors pouvait se plaindre l’humble paysan, le petit seigneur ou même un grand baron quand son souverain manquait volontairement à son devoir ? À la justice du roi ? Certainement pas !

[Par. 17] Il n’existait pas de véritable justice indépendante et impartiale en Angleterre avant le XVIIe siècle. Les juges de la Cour du banc du roi et ceux de la Cour des plaids communs occupaient leur charge au plaisir de leur souverain. Ce dernier pouvait donc les congédier lorsque leurs décisions portaient préjudice à la Couronne[xi].

[Par. 18] Un roi d’Angleterre devait évidemment éviter de mécontenter trop de puissants sujets à la fois. C’est pour avoir négliger cette réalité qu’un Étienne, un Jean sans Terre, un Henri III, un Édouard II et un Richard II ont dû se confronter à une noblesse en révolte. Car les conflits juridiques, en cette époque trouble, se réglaient fréquemment par l’emploi des armes. Un nouvel état du droit en en résultait parfois, comme celui qui a suivi la conquête de l’Angleterre par le duc Guillaume en 1066 ou encore la signature de la Magna Carta de 1215 par le roi Jean. En effet, l’usage de la force brute, de la violence, par des guerres ou des coups d’État, peu importe leur légalité, produisait du droit dès que la société dans son ensemble, du moins ses acteurs les plus influents, en acceptait les conséquences. On doit toujours s’en souvenir quand on s’intéresse à l’évolution de la constitution de l’Angleterre comme des autres sociétés durant le Moyen Âge.


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[i] R. SALEILLES, De la personnalité juridique, histoire et théories, 2e éd., Paris, Librairie Arthur Rousseau, 1922, p. 556 et 557.

[ii] G. RIPERT, Les forces créatrices du droit, 2e éd., L.G.D.J., 1955, p. 30.

[iii] N. ROULAND, Aux confins du droit, Paris, Les Éditions Odile Jacob, 1991, p. 38 ; J.L. THIREAU, Une introduction historique au droit, 3e éd., Paris, Flammarion, 2009, p. 13.

[iv] RIPERT, préc., note 2, p. 76 et 77 ; J. AUSTIN, The Province of Jurisprudence Determined, New York, Prometheus Books, 2000, p. 24 à 26 ; H. KELSEN, Théorie pure du droit, Paris / Bruxelles. Bruylant / L.G.D.J., 1990, p. 41 et 42.

[v] C. GODIN, Dictionnaire de philosophie, Paris, Librairie Arthème Fayard / Éditions du temps, 2004, p. 723, au mot légitime.

[vi] ÉPICURE parle de convention commune dans Lettres, maximes et autres textes, 342 à 306 av. J.C., traduction par P.-M. Morel, Paris, Flammarion, 2011, p. 75 et 76 (Lettre à Hérodote).

[vii] J-J. ROUSSEAU, Contrat social ou Principes du droit politique, 1762, réimpression sous le titre Du contrat social, Paris, GF Flammarion, 2001.

[viii] Saint Paul, dans La Bible, Lettre aux Romains, 13,1.

[ix] J. de SALISBURY, Policraticus, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 30 à 37 ; H. de BRACTON, Bracton on the Laws and Customs of England, vol. 2, S.E. Thorne (éd.), Cambridge, Harvard University Press, 1968-1977, p. 19, 20 et 33 ; J. BODIN, Les six livres de la république, Lyon, Jean de Tournes imprimeur, 1579, p. 85 à 112 ; J.B. BOSSUET, Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte à Monseigneur le dauphin, Paris, Pierre Cox imprimeur, 1709, p. 118 à 123.

[x] A.V. DICEY, Introduction to the Study of the Law and the Constitution, 5e éd., London, McMillan and Co. 1897, p. 175 à 196.

[xi] A. ÉMOND, Constitution du Royaume-Uni ; Des origines à nos jours, Montréal, Wilson & Lafleur, 2009, p. 183, 206, 210, 211, 257, 336, 337, 349, 380 et 408 à 410.